Thierry Zaboitzeff : Pagan Dances
En vingt minutes seulement, Thierry Zaboitzeff plante à nouveau avec Pagan Dances le décor de ses mondes nocturnes dont il dessine les contours inquiets depuis plus de quarante-cinq ans maintenant. Souvenons-nous des premiers enregistrements du groupe Art Zoyd et de sa Symphonie pour le jour où brûleront les cités. Soit la chronique d’un effondrement annoncé qu’on rapprochera de Génération sans futur ou des Espaces inquiets quelque temps plus tard. On frissonne rien qu’à les lire, on est gagné par la fièvre en les écoutant. Dans tous les cas, la vibration est forte, presque tellurique.
Le multi-instrumentiste (mais d’abord bassiste et violoncelliste) semble particulièrement actif depuis quelque temps. Pour preuve Aria Primitiva en 2019 ou Professional Stranger il y a un tout juste un an, deux albums dont j’ai eu l’occasion de rendre compte au moment de leur publication. D’indispensables évocations dans la mesure où ce musicien me paraît être de ceux qui ont réussi à inventer leur propre univers. On peut sans prendre trop de risque penser qu’il existe bien quelque part, tout près de nous, une « Planète Zaboitzeff ».
Vingt minutes, oui, soit une fraction de seconde à l’échelle d’une vie, pour exprimer l’essentiel d’un musicien habité comme aux premiers jours, par le biais d’un idiome paré des couleurs d’une musique dont les tourments seraient ceux d’un voyage en direction du grand mystère, un périple initiatique ponctué de rencontres dont vous ignorez si elles doivent vous imposer l’éloignement sous l’emprise d’une peur subite ou bien susciter votre curiosité. Parce que cette musique est humaine, soyez-en certains, elle est le fruit mûr du cœur et de l’âme. Cérébrale certainement, mais charnelle aussi, pour ne pas dire sensuelle. Ces « danses païennes » ne sont pas joyeuses, il est vrai. Elles interrogent notre monde dont on sait le caractère trop souvent glaçant et implacable. Pourtant, elles prennent bien en réalité la forme de danses, enivrantes et irrésistibles, dans une chorégraphie hantée dont les mouvements sont portés par un piano aux accents bartokiens et une guitare qui ne reniera pas son esthétisme frippien. La composition titre – au sujet de laquelle je m’autorise à penser que certains passages rappellent le travail d’un groupe frère d’Art Zoyd, Univers Zéro – s’étire durant un quart d’heure, multipliant les embuscades, les changements de trajectoires et d’altitude, combinant les sonorités. On pourrait parler de musique de chambre contemporaine électro-acoustique ou de rock technoïde où s’épanouissent samples et cordes synthétiques. Ce n’est là que l’esquisse d’une mise en mots de ce qui se reçoit, en premier lieu. Elle est avant tout un voyage au sujet duquel l’ami Thierry Moreau (qui signe une fois encore le visuel de l’album, bravo à lui) dit avec beaucoup d’acuité qu’il y entend : « une musique d’un film imaginaire, un ballet de Danses Polovtsiennes post-dystopie ».
La conclusion de ce disque envoûtant (et forcément trop court) se présente sous la forme d’une énigmatique ballade tout aussi nocturne que « Pagan Dances », « La légende de NaYmA ». On peut y entendre un piano et un violoncelle par-dessus lesquels une voix vient déclamer des mots dont le sens nous échappe, mais qu’il suffit de ressentir pour les comprendre. Derrière cet apparent mystère se cache sans doute la définition d’un langage organique, ce que m’expliquait Thierry Zaboitzeff lui-même dans un récent échange : « J'ai construit toute cette ambiance sombre entre percussion, violoncelle et piano pour ensuite y improviser avec ma voix en me laissant guider par mon orchestre, si je puis dire, et trouver différentes articulations, différents sons, différentes émotions, onomatopées... Enregistrement après enregistrement, je collecte les sons qui me touchent le plus et je finis par prendre un bout de telle ou telle piste et j'en réécris un texte qui me convient émotionnellement dans la situation... Et je fixe le tout, puis je le refais proprement, ce n'est pas une langue, mais j'aime à penser qu’elle est peut-être une langue oubliée très intimement liée aux sons produits dans ma composition ».
Tout est dit, la vie est là.
Musicien : Thierry Zaboitzeff (violoncelle, basse, claviers, percussions, programmation, voix, composition).
Titres : Pagan Dances (14:46) | La légende de NaYmA (4:50).
Label : imd zab-music (24 septembre 2021)
Cent mots pour dire l’essentiel...
Du côté de chez Citizen Jazz, publication de Power of Soul, The Music of CTI, un disque enregistré par le saxophoniste Julien Lourau, en hommage au label fondé par Creed Taylor.
Du côté de chez Citizen Jazz, publication de John Coltrane's Africa/Brass Revisited, un disque enregistré par le big band du flûtiste et arrangeur Christophe Dal Sasso, pour célébrer la musique du saxophoniste et faire revivre l'un de ses disques phares.
Je crois que Joëlle Léandre fait partie des artistes que je n’oserai jamais aborder, ne serait-ce que pour lui dire un simple merci. Je me contenterai donc de le faire par écrit. Oui, cette musicienne m’intimide. Il y a chez elle une forme d’insoumission assez implacable qui m’interdirait de l’approcher, comme si la force qui émane d’elle m’effrayait. J’aurais le sentiment d’être un intrus en la côtoyant, même fugitivement. Quel personnage en effet que cette contrebassiste, très présente depuis plus de quarante ans dans le vaste univers de la musique contemporaine et improvisée. Elle y a travaillé avec les plus grands, je cite ici quelques noms seulement pour que chacun d’entre vous puisse se faire une petite idée des forces en présence dans son itinéraire unique : Derek Bailey, Anthony Braxton, Barre Phillips, Evan Parker, Steve Lacy, Marc Ducret, Fred Frith, John Zorn... Les pédigrées parlent d’eux-mêmes.
Du côté de chez Citizen Jazz, publication de Twofold Head, magnifique album enregistré par le duo de cœur composé de Sophia Domancich et Simon Goubert.

Et soudain, le temps s’arrête… Après avoir célébré
On connaît depuis longtemps Louis et François Moutin, leur étonnante télépathie sur scène et l’énergie qu’ils savent déployer en concert comme sur disque pour célébrer le jazz dans ce qu’il a de plus vibrant et généreux. Après avoir servi la musique auprès de quelques grands noms du jazz, ces frères jumeaux ont créé leur propre quintet et œuvrent désormais au sein d’une vibrante Moutin Factory dont le dernier album, l’élégant Mythical River, avec Christophe Monniot, Paul Lay et Manu Codjia, est sorti dans le courant de l’année 2019.