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Notes vagabondes - Page 22

  • Bernard Santacruz : Tales, Fables and Other Stories

    bernard santacruzLe hasard du calendrier fait bien les choses. Hier, j’évoquais Nothing But Love, ce vibrant hommage à la musique du saxophoniste Frank Lowe enregistré à Brooklyn en 2019, auquel participe Bernard Santacruz, entouré de quatre musiciens américains. Dans ma conclusion, j’en profitais pour saluer en quelques mots le travail du contrebassiste et notamment son album solo Tales, Fables and Other Stories. Forcément, ce rappel m’a donné envie de réécouter cet enregistrement live réalisé dans la Salle des Nus, à Rouen. Et en lisant les notes de pochette signées par Pierre Lemarchand, je me suis rendu compte que ce concert s’est déroulé il y a cinq ans jour pour jour, le 21 novembre 2015. En nos temps complotistes, on n’ose plus dire qu’il n’y a pas de hasard, mais cette coïncidence est fort plaisante, d’autant que je n’ai pas le souvenir d’avoir rendu compte de ce disque, ici ou ailleurs. Une erreur de ma part, sans doute liée à un manque de temps ou d’inspiration, les mots ne venant pas toujours avec la précision et la sensibilité qu’on aimerait leur donner.

    Qu’importe, l’adage dit qu’il vaut mieux tard que jamais. Alors oui, aujourd’hui comme en 2017 au moment de la publication du disque chez Juju Records, il faut dire et redire combien cette véritable union entre le musicien et son instrument mérite d’être écoutée avec la plus grande attention. Chez Bernard Santacruz, on ne trouvera pas le moindre recours à des pédales d’effets, de boucles ou autre samples destinés à créer l’illusion d’un orchestre. La rencontre est acoustique, d’une stupéfiante nudité, et les seules voix qu’on peut entendre sont celles des cordes, du bois, du souffle et du cœur. Le voyage proposé comporte trois étapes, dont la première est la plus longue. Il vous emportera de mélodies suggérées en silences aménagés comme autant de respirations, avec parfois une inflexion de la conversation vers des échanges plus bruitistes. On perçoit le souffle du musicien, le corps de la contrebasse devenant au besoin un instrument de percussion pour résonner d’échos venant sans doute d’Afrique (la première partie de « From Missirikoro to Sikasso »). Il y a beaucoup d’amour dans ce dialogue dans l’intimité duquel nous sommes conviés. Il faut dire aussi que le programme de Tales, Fables and Other Stories est d’emblée prometteur : « dans le tourbillon joyeux des esprits » ! C’est l’essence spirituelle d’une musique de l’âme et d’une conquête des grands espaces, intérieurs ou extérieurs.

    On l’a compris, le temps n’a guère d’importance, ce voyage peut s’accomplir aujourd’hui ou demain, comme il le fut hier. Et dans la joie, ce qui n’est pas le moindre des cadeaux.

    Les titres : In the Joyful Whirlwind of the Spirits | From Missirikoro to Sikasso | Alta Mar.

    Les musiciens : Bernard Santacruz (contrebasse).

    Label : Juju Records

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  • Switch Trio : In Town

    switch trio,fred nardinPar un phénomène plutôt sibyllin, le Switch Trio semble vouloir inverser le cours des événements. En 2012, alors que l’idée d’un confinement généralisé ne hantait aucun esprit doté de toutes ses facultés, il publiait At Home dont la pochette offrait une « vue sur canapé », comme par anticipation des jours de pandémie à venir. Et voilà qu’au moment où les murs de nos habitations sont devenus nos horizons indépassables (ou presque), c’est la parution de In Town. Une ville qui s’offre aux regards dans un rayon bien supérieur à un kilomètre, aperçue toutefois depuis une baie vitrée, il faut le souligner. Au-delà de cette entrée en matière taquine, avouons que ce disque est avant tout synonyme du plaisir de retrouver trois musiciens décidés à poursuivre leur travail de célébration d’un jazz du swing, porteur de son histoire, et poussés dans un élan commun par la joie d’être vivants dans la musique de l’instant. C’est là un atout fort appréciable en ces temps où la musique live est condamnée à la réclusion sanitaire.

    Pas besoin de présenter le pianiste Fred Nardin, connu outre ses multiples incursions dans les clubs parisiens et sa fréquentation d’une belle galerie de pointures (Leon Parker, Stefano Di Battista, Hugo Lippi, Sophie Alour ou Gaël Horellou pour n’en citer que quelques-unes) pour être le co-directeur artistique de ce grand ensemble pédagogico-jazzistique qu’est The Amazing Keystone Big Band. Voilà un (toujours) jeune musicien chez qui le groove circule au même rythme que le sang dans les veines. C’est tout logiquement qu’on retrouve au programme de son deuxième rendez-vous, avec ses complices Maxime Fougères (guitare) et Samuel Hubert (contrebasse), une poignée de compositeurs fétiches : Billy Strayhorn (« Take The A Train »), Mulgrew Miller (« Second Thought »), René Thomas (« Blue Tempo », sans doute l’un des plus beaux moments du disque) ou encore Benny Golson (« Out Of The Past ») ; sans oublier celui qui ne nous avait pas encore quittés au moment de l’enregistrement du disque en 2017, l’immense Steve Grossman (« Song For My Mother »). Nardin quant à lui dédie une de ses deux compositions originales à un certain « Mister K.B. » derrière lequel se cache sans nul doute l’un de ses maîtres en piano, Kenny Barron.

    Cette musique coule, tranquille et sûre d’elle-même à la fois, ne perdant jamais de vue l’idée d’un swing (j’insiste sur ce mot) sous-jacent, quel que soit le tempo adopté. In Town est un refuge mélodique dans lequel il fait bon vivre. Ici, la virtuosité ne prend jamais le pas sur la sensibilité, le sourire est de mise. Tout ceci me rappelle ce que j’avais écrit dans le magazine Citizen Jazz au sujet de Opening, le disque du trio de Fred Nardin. J’évoquais en effet : « le sentiment de plénitude qui vous gagne à l’écoute d’une musique combinant le désir de porter en elle l’histoire du jazz et de raconter le monde d’aujourd’hui ». Je soulignais aussi la faculté de composer des mélodies qui seraient de « possibles standards ». Tout cela est plus vrai que jamais : les trois thèmes écrits par les membres du trio viennent se glisser au milieu des reprises avec le plus grand naturel. Leur cohabitation avec ces témoignages des grandes heures du jazz est comme une évidence. À défaut de ressentir au plus près cette musique dans la chaleur d’un club ou d’une salle de concert, on pourra en attendant le retour à une vie normale mettre à profit nos heures confinées grâce à cette séduisante balade « en ville ».

    Les musiciens : Maxime Fougères (guitare) ; Fred Nardin (piano) ; Samuel Hubert (contrebasse).

    Les titres : Blue Tempo | Out Of The Past | Don’t Forget The Blues | Mister K.B. | Song For My Mother | Ding | Moore’s Alphabet | Second Thought | Take The A Train.

    Label : Jazz Family

  • Nathalie Darche joue Geoffroy Tamisier : 15 berceuses

    nathalie darche, geoffroy tamisierD’un Darche à l’autre. Après Alban évoqué tout récemment ici-même à l’occasion de l’album du trio Clover avec Jean-Louis Pommier et Sébastien Boisseau, voici venir Nathalie Darche, pianiste (et ci-devant épouse du saxophoniste) bien connue des amoureux du label Yolk, en raison notamment de sa participation au stimulant Orphicube (mais pas seulement !). Une musicienne dont l’univers musical est vaste, entre influences classiques, musiques populaires et musique contemporaine. Aujourd’hui, la voici qui se présente seule, avec pour délicats viatiques 15 berceuses composées par Geoffroy Tamisier, trompettiste et par ailleurs compagnon récurrent de l’écurie nantaise.

    Il y a quelque chose d’étonnant dans ce disque intime enregistré au mois de juillet 2019 : c’est un peu comme si le compositeur et la pianiste avaient eu l’intuition d’un bouleversement et avaient voulu nous accompagner par anticipation dans les moments étranges (et inquiétants) que nous traversons depuis plusieurs mois. 15 berceuses est un disque de l’apaisement, une série de confidences au creux de l’oreille, et si chacune des compositions est dédiée à un enfant « cher au compositeur », ses quarante-cinq minutes parleront à tous, tout au long de la vie. Nathalie Darche sait ralentir le temps et inviter le silence malgré la brièveté des berceuses (la plupart durant entre deux et trois minutes), elle nous invite à fermer les yeux, à nous laisser emporter dans une bulle poétique où l’on reconnaît souvent des accents satiesques (« Berceuse pour Mayli », « Berceuse pour Cloé », par exemple). Il n’est même pas interdit de s’abandonner à la quiétude d’un court sommeil sans nuages. Ici tout paraît simple, limpide et propice aux rêves.

    On comprend vite les bienfaits d’un tel disque, qui devrait trouver sa place dans toutes les bonnes discothèques, que vous soyez parents ou pas. On sait quand l’enfance commence, on sait aussi qu’il faut apprendre à la préserver coûte que coûte. Nathalie Darche et Geoffroy Tamisier vous y aideront si besoin. Laissez-vous faire par leurs 15 berceuses !

    Les musiciens : Nathalie Darche (piano) ; Geoffroy Tamisier (composition).

    Les titres : Berceuse pour Marion | Berceuse pour Alice | Berceuse pour Nicolas | Berceuse pour Marius | Berceuse pour Mayli | Berceuse pour Zoé | Berceuse pour Léo | Berceuse pour Joseph | Berceuse pour Marin | Berceuse pour Arthur | Berceuse pour Cloé | Berceuse pour Jules et sa maman | Berceuse pour Nathan | Berceuse pour Eliott | Berceuse pour Flore et Capucine.

    Label : Yolk Records

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  • Clover : Vert émeraude

    clover,alban darche,jean-louis pommier,sébastien boisseauQuand les trois fondateurs du beau label Yolk Records (récompensé en 2019 par une Victoire du Jazz) se retrouvent pour enregistrer un disque, on imagine aisément le plaisir qui en résultera. Pour eux comme pour nous tous. Alban Darche (saxophone et clarinette), Jean-Louis Pommier (trombone) et Sébastien Boisseau (contrebasse) ont donné naissance à un trio dont on espère que le nom, Clover, sera signe de chance en ces temps si rudes pour tous les artistes (et pas seulement d’ailleurs, mais ceci est une autre histoire…) puisque « clover » signifie « trèfle » en anglais. Trois musiciens à la recherche de quatre feuilles !

    Le saxophoniste a composé l’essentiel des thèmes, ses deux partenaires en ayant apporté chacun une. Ce qui ne nuit en rien au sentiment d’équilibre paisible qui règne tout au long du disque. Car Vert émeraude – c’est le titre de cet album dont l’effet de séduction est instantané – est un moment typique de ce qu’on pourrait qualifier de « jazz de l’équilibre ». Dont les influences sont à chercher tout autant du côté de la musique romantique du XXe siècle (on pense parfois à un compositeur tel que Gabriel Fauré) que du swing de Duke Ellington, le tout étant bien sûr modelé au gré des expériences accumulées par des musiciens avides de rencontres multiples. Équilibre des forces en particulier, puisqu’en évoluant dans une formule sans piano ni batterie, chaque musicien se doit d’être tout autant mélodiste que rythmicien. La contrebasse peut devenir un instrument de percussion à la sonorité boisée, tout comme le bec d’un saxophone qui claque et fourbit une discrète pulsion. Équilibre des chants aussi, lorsque trombone et saxophone intriquent leurs chants, tournent l’un autour de l’autre dans une danse heureuse et nourrissent une conversation volubile et poétique. La pochette du disque montre trois enfants courant dans un champ. Difficile de savoir s’il y a du trèfle sous leurs pieds pour leur porter bonheur et s’ils reflètent l’état d’esprit d’Alban Darche, Jean-Louis Pommier Sébastien Boisseau : on sait seulement que les protagonistes de ce trio-là, vingt ans après l’acte de naissance de Yolk, ont gardé en eux suffisamment de fraîcheur et de spontanéité pour nous enchanter de leurs émerveillements. Vert émeraude est un petit bijou de tendresse amoureuse, une déclaration faite au jazz d’hier et aujourd’hui. Un temps suspendu.

    Les concerts sont interdits pour l’instant, confinement oblige. Le disque se vend mal, voire plus du tout, souvent par ignorance de la valeur d’une création artistique. Aujourd’hui est sans doute plus que jamais le moment de faire preuve d’un peu de solidarité envers toutes celles et tous ceux qui se battent pour donner une âme à nos quotidiens marqués au fer rouge de l’utilitarisme décidé par la doxa néolibérale. En achetant Vert émeraude, par exemple, sous la forme d’un CD, d’un vinyle ou même en format numérique. C’est par ici et ça ne vous impose pas le recours à de vilaines plateformes fiscalement « optimisées ». Allez-y, vous ne le regretterez pas !

    Les musiciens : Alban Darche (saxophone, clarinette) ; Jean-Louis Pommier (trombone) ; Sébastien Boisseau (contrebasse).

    Les titres : China Pop | Le chemin (vertueux) | Histoire sans paroles | Susi | Où sont les oiseaux | Matin d’automne | À la bougie | Vert émeraude | L’elfe B | Hiking | Snake.

    Label : Yolk Records

  • Roberto Negro : Papier Ciseau

    roberto negroIl n’est pas un disque de Roberto Negro qui ne m’ait récemment surpris, bousculé, enchanté, perdu, ravi, étourdi. Je ne perçois pas ce musicien italien comme un pianiste, mais plutôt comme un architecte de l’espace musical. Tout chez lui semble obéir à un seul mot d’ordre : l’imagination et l’onirisme au pouvoir, de l’enfance à l’âge adulte. Et l’invention de formes sonores inédites, aussi. En témoigne, comme une nouvelle pièce étonnante à verser à son dossier qui n’en manque pourtant pas, Papier Ciseau, publié chez Label Bleu. Un titre étrange sauf si l’on connaît un peu la personnalité fantasque de ce musicien bientôt quadragénaire. Roberto Negro est un véritable tourbillon incarné, né à Kinshasa, arrivé en France à l’adolescence, qui ne cesse de multiplier les incartades scéniques ou discographiques depuis pas mal d’années maintenant : en son nom propre comme ce fut le cas par exemple avec son album solo Kings And Bastards ; au sein de formations surprenantes, comme le trio Dadada et sa folle Saison 3 ou Le Grand Orchestre du Tricot, cet ensemble issu de la bouillonnante association baptisée Tricollectif qui peut se payer le luxe de célébrer la chanteuse Lucienne Boyer comme de faire (re)vivre la musique de la famille Ceccaldi, père et fils, avec un magnifique projet au nom de Constantine. Dont il faudrait bien que je vous parle également, soit dit en passant…

    Papier Ciseau donc. Mais où donc est passée la pierre ? Allez savoir. Avec de tels garnements, rien ne se passe jamais comme on pourrait l’imaginer. Il y a quelque chose de très ludique en effet dans ce disque un peu fou qui permet au pianiste de retrouver ses partenaires de DaDaDa, les défricheurs Émile Parisien au saxophone soprano et Michele Rabbia aux percussions. Une équipe pionnière, toujours prête à tout chambouler sur son passage et qui se voit renforcée cette fois par un quatrième larron aussi tricollectif, compagnon de route régulier de Robert Negro, Valentin Ceccaldi, ici à la basse électrique.

    Je serais bien en peine de caractériser leur musique qui ne ressemble à aucune autre et parle sa propre langue. Il faut se tenir prêt, accepter chacun des défis qui sera lancé, ouvrir grand ses oreilles tout en avançant les yeux bandés dans le mystère de leurs songes multicolores. Et croyez-moi, ça n’arrête pas une seule seconde. Les quarante-cinq minutes de Papier Ciseau paraissent n’en durer qu’une petite dizaine tout au plus. Tout dans ces huit compositions sui generis est de l’ordre de l’imprévisible et du basculement, le quartet pouvant passer sans ménagement d’une mélodie tendre ou nostalgique à une embardée incontrôlée. Le recours à l’électronique et aux effets sonores rend parfois les instruments méconnaissables, un piano acoustique et faussement désaccordé peut céder soudainement la place à un espace saturé d’électricité. Ça gargouille, ça gratte, ça cliquète, ça siffle, ça chante, ça rit, ça vit… ça joue ! Dans une récente interview, Roberto Negro, héritier de Debussy tout autant que de Michel Petrucciani ou Lennie Tristano, explique le pourquoi et surtout le comment de son piano préparé, source de mille et une chausse-trapes : « Dans l’esprit de Cage, je prépare : écrous, bouchons, gommes, pailles, fourchettes, pinces à linge, vis, baguettes de restos chinois, métal, caoutchouc, plastique et un raton laveur entre les cordes du piano. Chercher la multiplicité des timbres, que ça sonne rugueux, précis, foutraque… » Tout cela est très clair, au moins sur le papier, le ciseau fera le reste. Et que dire, une fois encore, d’un Émile Parisien qui passe d’un phrasé romantique à un déchirement à grande vitesse, son saxophone semblant aux prises avec une hallucination ? Celui-là, je n’ai pas manqué de vous le dire, est un grand, une pièce essentielle dans l’histoire déjà féconde du jazz contemporain. Écoutez « Telex » ou « Neunzehn » et vous m’en direz des nouvelles…

    Vous ne parviendrez pas à ranger Papier Ciseau dans une quelconque boîte. Parce que Roberto Negro et sa bande, mine de rien, inventent leur monde bien à eux. Ils ne sont pas si nombreux les démiurges malicieux d’une création ex-nihilo, petits lutins traversant à courtes et rapides enjambées un univers tonique, tendre et original qu’ils ont modelé avec gourmandise. Bref, ce disque est non seulement le plus passionnant qu’ait produit Roberto Negro à ce jour, mais il est sans nul doute l’un de ceux dont les richesses vous feront comprendre très vite que le temps parlera pour lui. En bien, évidemment !

    Les musiciens : Roberto Negro (piano, claviers, électronique) ; Émile Parisien (saxophone) ; Valentin Ceccaldi (basse) ; Michele Rabbia (percussions, électronique).

    Les titres : Lime | Odile | Toot | Apotheke | Telex | Neunzehn | Missa | Solarels.

    Label : Label Bleu