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Disques - Page 17

  • Éric Brochard – Fabrice Favriou : Derviche

    eric brochard,fabrice favriou,dervicheUne fois encore, l’ami Stéphane Berland nous gâte. Il ne m’en voudra pas, je l’espère, d’avoir attendu près de deux mois pour évoquer cet obscur objet du Derviche servi par un duo pratiquant l’embrasement avec méthode et détermination. Car la référence numéro 165 de son label Ayler Records est rien moins qu’un incendie rock, dont les deux pyromanes ont pour nom Éric Brochard (basse piccolo, voix) et Fabrice Favriou (batterie). De ces deux musiciens, je ne connaissais rien mais leur album aux couleurs sombres m’a toutefois fourni quelques indications quant à leur volonté d’inscrire la musique qui les obsède dans l’état d’urgence d’un monde en prise avec ses démons. Les nôtres, le leur. C’est sans doute la raison pour laquelle on se trouve vite happé dans une étrange résonance avec notre propre incertitude (mais aussi nos angoisses) dès lors que les motifs dessinés par la basse piccolo (qui est, je le précise, une basse électrique réglée une octave plus élevée que l'accordage conventionnel) viennent enfoncer un coin abrasif dans le silence inquiet de nos émotions. Soudain, plus rien ne bouge autour de nous, à l’exception de cette drôle de machine qui semble avancer sur nous en décrivant d’implacables cercles concentriques. Curieusement, on se laisse faire…

    Parce qu’on n’écoute pas Derviche, on le prend comme un coup de poing à l’estomac qui vous coupe le souffle, mais sans violence superflue. On ne l'explique pas non plus. C’est un choc électrique, d’une vraie beauté et d’une élégance formelle indéniable. Le son est brut, rauque et puissant mais toujours majestueux. N’attendez toutefois aucune fioriture, ni même aucune instrumentation décorative, histoire de faire joli ou mélodique. Ici ce sont des riffs répétés à l’envie, portés par une pulsion lourde, dans un processus d’élévation vers une forme d’ivresse des cimes (ou des profondeurs ?). On pourrait parfois croiser cet univers métallique avec celui, tout aussi âpre, qu’a su construire Richard Pinhas, musicien de la « dévolution ». Les titres eux-mêmes, nommés « Séquences » et numérotés de 1 à 5, ne veulent exprimer rien d’autre que la nécessité de creuser plus profond un sillon hypnotique, sans détour par une explication dont nul n’a besoin. Peut-être faut-il considérer ce disque comme une expérience, une sorte de happening sonore dont on ressort un peu hagard mais habité par l’idée qu’il reste ici-bas quelques indispensables lanceurs d’alerte. Éric Brochard et Fabrice Favriou sont sans doute de ceux-là, qui résistent à la tentation du dos courbé.

    Ce voyage-là, même s’il a des airs d’inconnu parfois, mérite bien qu’on prépare quelques affaires dans un sac et qu’on suive sa route, aussi brûlante soit-elle. On part faire un tour, ou deux, ou trois... ou plus encore !

    Pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de citer Jean Rochard, le patron des disques Nato, qui à n’en pas douter dit toutes ces choses-là beaucoup mieux que je ne saurais le faire : « L’œil regardait encore si l’on pouvait danser en tournant, tournant, tournant à en perdre le contrôle partial pour retrouver nos sens. Enfin. Et l’on ne pourrait trouver les mots justes tant le sentiment est urgent. Éric Brochard et Fabrice Favriou (respectivement basse piccolo, voix et batterie), eux trouvent la musique juste. Ils viennent de publier, sur l’excellente étiquette Ayler Records, l’entêtant Derviche, parfaitement synchrone avec nos urgences d’époque. L’œil écoute : If you want to be experienced ? »

    Musiciens : Éric Brochard (basse piccolo, voix) ;  Fabrice Favriou (batterie).

    Titres : Séquence I / Séquence II / Séquence III / Séquence IV / Séquence V.

  • « My Favorite Things », il y a 60 ans…

    john coltraneLe 21 octobre 1960, John Coltrane (saxophone), McCoy Tyner (piano), Steve Davis (contrebasse) et Elvin Jones (batterie) investissaient les studios Atlantic de New York pour une séance d'enregistrement que l’histoire du jazz retiendra comme l’une de ses grandes pages.

    Ce jour-là en effet, les quatre musiciens – qui ne constituaient pas encore le « quartet classique » du saxophoniste puisque le contrebassiste Jimmy Garrison ne l’intégrera qu’en novembre 1961 – mirent en boîte deux versions de « Village Blues », dont l'une a été publiée sur Coltrane Jazz en 1961 ; une de « Equinox » et de « The Night Has A Thousand Eyes », ces deux dernières n'étant  finalement pas conservées. Mais surtout, c'est au cours de cette session que fut gravée une reprise enchantée de « My Favorite Things », qui verra le jour l'année suivante sur l'album homonyme.

    Jusqu’à sa mort en juillet 1967, John Coltrane ne cessera de modeler et remodeler, au fil des concerts, son interprétation d’une composition que beaucoup ont pu croire sienne tant il se l’était appropriée, au point parfois d’en donner des versions de près d’une heure (ainsi au Japon en juillet 1966). Cette longue reprise initiale (13'43") d'une chanson tirée de la comédie musicale The Sound of Music s’avérera ma vraie grande porte d'entrée dans l'univers du jazz. Je me souviens encore de cette fin d'après-midi du lundi 9 septembre 1985 – jour anniversaire de mon frère aîné qui m’a tant appris en musique, il ne saurait y avoir de hasard – lorsque je m'étais finalement décidé à acheter ce 33 tours qui allait tout changer. Ce disque, on peut dire que je lui avais tourné autour pendant de très longs mois, voire des années. Il aura fallu l’indigence musicale des années 80 et l’ennui profond qui en découlait pour que je me décide enfin à « écouter en arrière » et me lancer dans la grande aventure Coltrane, ce musicien étrange dont Christian Vander parlait sans cesse avec amour et passion et dont je lisais les interviews depuis plus de 10 ans. À cette époque, Magma était en sommeil et j’entendais parler d’une nouvelle formation dont je comprendrais plus tard la signification du nom, Offering.

    John Coltrane. Mais qui donc était-il, ce magicien ? Le saurai-je un jour ?

    Le saxophoniste, je dois bien le dire, a complètement bouleversé ma perception de l’écoute, rien n'a plus été pareil dès lors que sa musique est entrée dans ma tête. Elle ne m’a plus jamais quitté, surgissant par vagues à intervalles réguliers. Coltrane a fonctionné comme une formidable machine à faire le tri entre l’essentiel et le reste ! À partir de ce jour du premier disque, j'ai dépensé sans compter (enfin, si, quand même un peu…) pour me procurer tous ses albums ou presque. Aujourd’hui encore, j’ajoute des pièces à ma collection, tel cet enregistrement du concert à l’Olympia le 17 novembre 1962 qui vient de paraître chez Frémeaux & Associés. Jour après jour, il m’a fallu comprendre la chronologie de sa discographie (je ne remercierai jamais assez François-René Simon de Jazz Magazine qui m’avait envoyé une longue lettre manuscrite après que j’avais écrit à la rédaction du journal pour tenter de défricher ce mystérieux univers, et qui fut en quelque sorte mon sésame) que je me suis efforcé de respecter au mieux afin de percevoir comme « en direct » l’évolution artistique et surtout humaine de John Coltrane. En passant par ses collaborations multiples dont celles, majeures, avec Miles Davis et Thelonious Monk dans les années 50. Jusqu’au cri final, jusqu’au mysticisme et à la démesure d’une quête par laquelle le saxophoniste voulait parler à tous les humains et leur faire ce qu’on peut considérer comme une offrande. Certains ont parlé de free jazz pour qualifier son travail des années 65 à 67, je n’ai rien entendu de tel en ce qui me concerne. Mais ceci est une autre histoire dont je laisse aux exégètes le soin de procéder au décryptage.

    Nous sommes le 21 octobre 2020, soit 60 ans, jour pour jour, après cette fabuleuse session d’enregistrement. C’est donc le moment idéal pour plonger une fois encore dans la version hypnotique de « My Favorite Things » que nous offre John Coltrane. Laissez-vous emporter dans sa valse entêtante illuminée par le saxophone soprano et le piano qui chante à la façon d’un carillon. On peut y revenir, encore et encore, la magie opère à chaque fois.

    Merci John !

  • Le Deal : Jazz Traficantes

    The Deal - Jazz Traficantes.jpgDu côté de mes Musiques Buissonnières, j'évoque le très beau disque d'un quartet qui a pu enregistrer dans le mythique studio Van Gelder à Englewood Cliffs, NJ. Florian Pellissier (piano), Yoann Loustalot (bugle), Théo Girard (contrebasse) et Malick Koly (batterie) pour le meilleur d'un jazz sans âge !

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  • Minvielle & Papanosh : Prévert Parade

    papnosh, andré minvielleLa vie, la vie, la vie… Il en est fortement question avec ce disque qu’ont fait paraître chez Vibrant les Rouennais de Papanosh associés à « un béarnais cultivateur d’accents, un jongleur des mots, un voc’alchimiste ». J’ai nommé André Minvielle dont on n’oubliera pas la présence au sein de la compagnie Lubat, ce dernier ayant été en son temps le batteur de… Claude Nougaro. Ce même Nougaro auquel Minvielle a rendu hommage à la fin de l’année dernière au sein d’un trio très attachant formé avec Babx et Thomas de Pourquery. Et je rappelle aussi qu’André Minvielle a publié en 2016 un disque rare dont le titre peut se prononcer indifféremment « intime » ou « 1 Time ».

    Et voici venu le temps d’une association Papanosh / André Minvielle et d’une rencontre qui s’est faite lors d’une des Hestejadas – un festival – de la Compagnie Lubat de Jazzcogne à Uzeste. Quant à l’idée d’un hommage à Prévert, André Minvielle explique que tout est parti du poème « Étranges étrangers » enregistré sur 1 Time et d’une proposition faite par Eugénie, la petite-fille du poète, de poursuivre ce travail de relecture. C’était là une belle occasion de faire revivre la poésie tendre, lucide et malicieuse de Jacques Prévert.

    Je ne résiste pas au plaisir de partager avec vous le texte de présentation de Prévert Parade – c’est le nom de l’album – qui cite tous les poèmes qu’on peut y entendre. À vous de les retrouver :

    « On y met Les petits plats dans les grands
    Pour un Cortège de poèmes de Jacques Prévert.
    Chacun amène sa pierre à l’édifice pour la paix, pas La Guerre…
    Pendant ce temps, Les belles familles invitent L’Amiral.
    C’est Quartier libre à Alicante !
    La brouette ou les grandes inventions, tout y passe… mais…
    Un matin Rue de la Colombe
    D’Étranges étrangers entrent dans la danse :
    C’est Le Combat avec l’ange…
    Un chant lui est Destiné,
    Entre Chant Song et Séganagramme. »

    Cette Prévert Parade est réjouissante, c’est une association pleine de tendresse fougueuse, un grand jeu sur la musique et les mots. Papanosh et André Minvielle se sont trouvés. Par moments, on a même l’impression qu’ils se connaissaient de longue date et que leur disque signe des retrouvailles. La jubilation est au programme, qu’on se le dise !

    [Album présenté dans L’Heure du Jazz n° 2 du 7 février 2020]

    Musiciens : André Minvielle (chant, percussions), Raphaël Quehehen (saxophone, chant), Quentin Ghomari (trompettes, chant), Jérémie Piazza (batterie, percussions, chant), Sébastien Palis (piano, orgue, chant), Thibault Cellier (contrebasse, chant).

  • Omer Avital Qantar : New York Paradox

    omer avital qantarTraversons l’océan Atlantique pour nous rendre du côté de New York et plus précisément dans le quartier de Brooklyn, là où le contrebassiste Omer Avital s’est installé durant les années 90. Un musicien qu’on surnomme parfois le « Mingus israélien », en raison de son énergie, celle des fondamentaux du jazz qu’il ne perd jamais de vue, mais aussi parce que ses groupes se présentent comme des workshops, ces ateliers collectifs qui prennent forme et s’élaborent autant par leurs timbres que par les personnalités qui les composent.

    À Brooklyn, Omer Avital a d’abord ouvert le Smalls, puis plus récemment le Wilson Live, qui est à la fois un lieu de répétition, de rencontre, d’enregistrement, de concert et de jam sessions, ce qu’il définit comme « un foyer créatif pour les musiciens de Brooklyn ». C’est là qu’il a mis sur pieds le quintet Qantar, une formation dont la fougue prend appui non seulement sur l’énergie du contrebassiste mais également sur une alchimie humaine dans laquelle le double souffle des saxophonistes Azaf Yuria et Alexander Levin est impressionnante. À leurs côtés, Eden Ladin au piano et Ofri Neheyma à la batterie. Quatre compagnons de route, israéliens eux-aussi et, tout comme leur patron, expatriés à Brooklyn. C’est d’ailleurs à l’époque du Smalls qu’ils ont connu sa musique avec laquelle ils ont grandi avant de travailler à ses côtés.

    Après un premier album éponyme, Qantar a publié New York Paradox chez Jazz&People et Zamzama Records. Cet album a été enregistré sans coupure ni montage au mois d’avril 2019 au Wilson Live, et c’est un beau coup de cœur que je tenais à partager dans ces Notes Vagabondes. Voilà un disque gorgé de swing et de blues, dans lesquels viennent se mêler des influences orientales connectées aux racines d’Omer Avital. New York Paradox révèle non sans une certaine fierté sa musique généreuse et passionnée. Et comme le soulignent les notes du livret : « Le jazz a d’abord été un art du mouvement, une pulsation liée à la vie, à la marche des hommes, une foulée chargée tour à tour d’espérance et de joie, de mélancolie et de légèreté, autant de sentiments qui transparaissent dans la musique d’Omer Avital et nous la rendent si chère et si attachante ».

    L’écoute répétée de New York Paradox confirme pleinement ces propos.

    [Album présenté dans L’Heure du Jazz n° 4 du 3 avril 2020]

    Musiciens : Omer Avital (contrebasse), Asaf Yuria (saxophones ténor et soprano), Alexander Levin (saxophone ténor), Eden Ladin (piano), Ofri Nehemya (batterie).