Théo Girard : Pensées Rotatives
Je profite de la Une que Citizen Jazz consacre cette semaine à Théo Girard pour glisser ici quelques mots au sujet de ce contrebassiste dont j’apprécie particulièrement le travail (et si vous souhaitez en savoir un peu plus sur lui, n’hésitez pas à lire l’entretien que cet « orfèvre du temps » a accordé à mon camarade Franpi pour le compte du même magazine). J’ai découvert ce musicien assez récemment, c’était en 2019, lorsque mes oreilles avaient eu le privilège de se réjouir de Bulle, un disque enregistré en quartet avec Basile Naudet (saxophone alto), Antoine Berjeaut (trompette) et Sebastian Rochford (batterie). Ces deux derniers étant déjà de la partie sur 30YF, disque en trio paru l’année précédente. Ce petit rappel est nécessaire car le répertoire de 30YF constitue la source première de Pensées Rotatives, qui a vu le jour au mois de novembre dernier sur le label Discobole Records, fondé par Théo Girard et Stéphane Hoareau, son complice de Trans Kabar.
Pensées Rotatives qui, je le dis au passage, aura été pour moi l’un des dix albums essentiels de l’année 2021, au moins pour ce qui concerne le jazz. Il était d’autant plus normal de l’évoquer que cet enregistrement live réalisé dans le cadre du Festival Jazz sous les Pommiers a vraiment de quoi vous faire tourner la tête. Imaginez un peu : le quartet est là, bien là. Mais très entouré, au sens propre comme au sens figuré. On pourrait presque dire cerné. Car c’est un grand ensemble qu’on retrouve en action, porté par un souffle puissant qui vient nous rappeler que Théo Girard garde bien en tête toute la force qui pouvait émaner de l’orchestre de Charles Mingus, ce dont il ne se cache pas, d’ailleurs : « C’est un vrai repère esthétique. J’ai beaucoup écouté sa musique dès mon plus jeune âge car Mingus Ah Um a été une des premières cassettes que j’aie eues. L’équilibre entre l’écriture et la place laissée à la fougue de ses interprètes m’inspire beaucoup. En tant qu’auditeur, j’adore être embarqué par ce genre de musique foisonnante ». Autour de la cellule essentielle que constitue la paire contrebasse – batterie, on ne compte pas moins de cinq trompettes, quatre saxophones alto et quatre saxophones ténor. Avis de tempête, donc ! Il faut savoir que pour ce concert, le quartet était installé au milieu du public tandis que les autres musiciens entouraient celui-ci. Tout l’intérêt de ce dispositif grand format et plutôt inédit était de créer la surprise pour offrir une recomposition des thèmes enregistrés par le trio (et un autre par le quartet) avec l’idée d’une mise en mouvement et d’une immersion sonore. C’est une conception passionnante de la musique vivante, impétueuse et soulevée par la somme des énergies individuelles au service d’un collectif d’une étonnante vivacité.
Il faut l’admettre : même sur disque, format qui nous prive de cette dimension très particulière – une véritable plongée – qu’ont pu vivre les spectateurs en ce 31 mai 2019, la magie opère. Je recommande une écoute au casque ou, a minima, à fort volume sur un système sonore de qualité. C’est un voyage revigorant qui vous attend, vers une forme heureuse d’étourdissement, marqué par une pulsation constante et très charnelle (la complicité de Théo Gérard et Sébastian Rochford n’est pas un vain mot), tout au long duquel les solistes embrasent et embrassent l’espace dont ils disposent. Musique du mouvement, de l’explosion, de l’exultation. C’est là une création circulaire, qui vous donne le tournis sans jamais tourner en rond. Comprenne qui pourra !
Parfois, les chemins se croisent avec beaucoup de grâce, du moins selon les critères par lesquels je définis cette dernière : ainsi, à la faveur de la parution de GLO par le musicien et chanteur Manuel Bienvenu dont je suis le travail depuis quelque temps (je ne saurais oublier la petite révélation que fut pour moi Amanuma), j’ai pu me réjouir de la présence de Théo Girard à ses côtés sur ce beau disque dont j’avais écrit la chronique au moment de sa sortie. L’an passé, j’ai pu retrouver le contrebassiste au sein de Le Deal, lorsque ce combo emmené par Florian Pellissier avait publié Jazz Traficantes, un enregistrement réalisé dans le mythique studio de Rudy Van Gelder. Et puis voilà qu’au fil de quelques échanges avec mon ami Emmanuel Borghi, j’ai appris tout récemment que le pianiste travaillait avec lui au sein d’un trio dont le batteur est par ailleurs Ariel Tessier. Je vais finir par croire que le monde de la musique est un univers dont certains circuits internes ont été pensés pour moi. À défaut de vérifier la véracité d’un tel système, je vais de ce pas m’étourdir une fois encore en compagnie de Théo Girard et ses Pensées Rotatives. Voilà qui fait un bien fou. Ébouriffant !
Musiciens : Théo Girard (contrebasse, composition, direction), Antoine Berjeaut (trompette), Julien Rousseau (trompette), Simon Arnaud (trompette), Jérôme Fouquet (trompette), Nicolas Souchal (trompette), Basile Naudet (saxophone alto), Martin Daguerre (saxophone alto), Adrien Amey (saxophone alto), Raphaël Quenehen (saxophone alto), Théo Nguyen Duc Long (saxophone ténor), Morgane Carnet (saxophone ténor), Nicolas Stephan (saxophone ténor), Sakina Abdou (saxophone ténor), Sebastian Rochford (batterie).
Titres : 1993 (7:53) | The 6th and the 7th Parts of the Cake (15:52) |Interlude (9:54) | La traversée du pont par le chameau (11:01) | Roller Coaster (7:47) | Tom & Jerry (11:49) | Waitinf for Ethiopia on a Bosphorus Bridge (10:44).
Label : Discobole Records (5 novembre 2021)