Thibault Walter Trio : Le seul snob
Il est des disques qui savent vous prendre à contre-pied. J’entends par là des propositions musicales vous attirant dans l’instant du fait de leur singularité, quand bien même vous imaginiez avoir affaire seulement à une escapade en jazz de très bonne facture, comme il existe beaucoup, reconnaissons-le. Il est vrai que mes oreilles, les bienheureuses, ont ce privilège d’être régulièrement confrontées à de nouveaux albums. La plupart du temps cependant, ceux-ci ne paraissent pas suffisamment différents (novateurs, dérangeants, surprenants) pour que leurs pavillons décident de consacrer le temps nécessaire à l’écoute plus approfondie qu’ils mériteraient sans doute. La musique est un flux presque continu dont il n’est pas si simple d’émerger, on le sait, tout cela peut sembler cruel et injuste…
Le Seul Snob – et sa galerie de titres en forme d’anagrammes sur lesquelles je vous laisserai le loisir de plancher, partant de l’idée que les deux premières pistes ont ce je ne sais quoi d’irrationnel – c’est certain, est de ceux qui vous mettent en arrêt. J’irai même jusqu’à dire de façon plus triviale qu’il est un sacré petit bonheur, décliné par trois musiciens dont l’association est assez originale. Thibault Walter est venu avec son drôle de piano préparé, un Yamaha CP70 couplé à une ribambelle d’objets divers (branches, caoutchouc, tees de golf, nous dit-on) ; Pablo Cueco l’un des Quiet Men du clarinettiste Denis Colin mais pas seulement car on le sait aussi écrivain, a fourbi son zarb, instrument à percussion iranien qui se joue à mains nues ; tandis que Loïc Ponthieux, de manière plus classique, s’est emparé de sa contrebasse. Voilà pour les éléments constitutifs de leur entreprise… Et c’est à partir de cette union que la machinerie musicale s’est, en apparence seulement, joyeusement déréglée, sans que jamais l’on n’imagine de la part des trois musiciens la moindre erreur de pilotage. Bien au contraire, c’est un peu comme si le trio avait voulu trouver un chemin filant en droite ligne vers son but, tout en sortant volontairement des rails, au prix d’un exercice d’équilibre qui vous donne le sourire. Quelle joie ! Les sonorités du piano gambadent au gré de la rencontre de ses cordes avec les objets évoqués un peu plus haut, frissonnant d’heureuses dissonances et de timbres inattendus, parfois difficiles à identifier (quelle importance après tout ?). On ressent d’imperceptibles décalages, savamment contrôlés, aussi bien dans le placement rythmique des instruments que dans les tonalités et voilà que petit à petit, cette matière sonore peu commune se forme jusqu’à un modelage se révélant naturellement harmonieux. Le voyage vers cet ailleurs voisin, pour intrigant qu’il soit, est tonifiant avant tout. Certains pourront vous dire que le trio joue faux et ils auront raison d’une certaine manière sauf que… ce faux-là, ce pas de côté malin est l’enfant d’une science heureuse, d’une impeccable mise en place minutieusement décrochée du sens commun. « India » de John Coltrane, la seule reprise du disque, ne semble pas se plaindre du traitement qui lui est réservé, bien au contraire. Le thème danse et chante. Comme tout le disque, dans sa frénésie pas comme les autres..
La musique distille un groove mutin, joyeux, faussement bancal, dans la lumière d’une imagination fertile. On y revient, encore et encore, surpris d’avoir été surpris. Ce n’est pas si courant. Et c’est très bon…
Musiciens : Thibault Walter (piano CP70 préparé) ; Pablo Cueco (zarb) ; Jean-Luc Ponthieux (contrebasse).
Titres : RER Lointain (5:09) | Ralenti noir (5:03) | India (5:18) | Arme outrancière (3:20) | Âpre énigme (5:38) | Tribu (4:53) | Remontage caduc (4:41) | Sages renommées (3:33) | Pagnol dégraisse (3:54) | Le seul snob (4:45) | Test ORL quantique (4:39) | Un requiem est rempart (4:25).
Label : Element 124 (3 septembre 2021)