Roberto Negro : Papier Ciseau
Il n’est pas un disque de Roberto Negro qui ne m’ait récemment surpris, bousculé, enchanté, perdu, ravi, étourdi. Je ne perçois pas ce musicien italien comme un pianiste, mais plutôt comme un architecte de l’espace musical. Tout chez lui semble obéir à un seul mot d’ordre : l’imagination et l’onirisme au pouvoir, de l’enfance à l’âge adulte. Et l’invention de formes sonores inédites, aussi. En témoigne, comme une nouvelle pièce étonnante à verser à son dossier qui n’en manque pourtant pas, Papier Ciseau, publié chez Label Bleu. Un titre étrange sauf si l’on connaît un peu la personnalité fantasque de ce musicien bientôt quadragénaire. Roberto Negro est un véritable tourbillon incarné, né à Kinshasa, arrivé en France à l’adolescence, qui ne cesse de multiplier les incartades scéniques ou discographiques depuis pas mal d’années maintenant : en son nom propre comme ce fut le cas par exemple avec son album solo Kings And Bastards ; au sein de formations surprenantes, comme le trio Dadada et sa folle Saison 3 ou Le Grand Orchestre du Tricot, cet ensemble issu de la bouillonnante association baptisée Tricollectif qui peut se payer le luxe de célébrer la chanteuse Lucienne Boyer comme de faire (re)vivre la musique de la famille Ceccaldi, père et fils, avec un magnifique projet au nom de Constantine. Dont il faudrait bien que je vous parle également, soit dit en passant…
Papier Ciseau donc. Mais où donc est passée la pierre ? Allez savoir. Avec de tels garnements, rien ne se passe jamais comme on pourrait l’imaginer. Il y a quelque chose de très ludique en effet dans ce disque un peu fou qui permet au pianiste de retrouver ses partenaires de DaDaDa, les défricheurs Émile Parisien au saxophone soprano et Michele Rabbia aux percussions. Une équipe pionnière, toujours prête à tout chambouler sur son passage et qui se voit renforcée cette fois par un quatrième larron aussi tricollectif, compagnon de route régulier de Robert Negro, Valentin Ceccaldi, ici à la basse électrique.
Je serais bien en peine de caractériser leur musique qui ne ressemble à aucune autre et parle sa propre langue. Il faut se tenir prêt, accepter chacun des défis qui sera lancé, ouvrir grand ses oreilles tout en avançant les yeux bandés dans le mystère de leurs songes multicolores. Et croyez-moi, ça n’arrête pas une seule seconde. Les quarante-cinq minutes de Papier Ciseau paraissent n’en durer qu’une petite dizaine tout au plus. Tout dans ces huit compositions sui generis est de l’ordre de l’imprévisible et du basculement, le quartet pouvant passer sans ménagement d’une mélodie tendre ou nostalgique à une embardée incontrôlée. Le recours à l’électronique et aux effets sonores rend parfois les instruments méconnaissables, un piano acoustique et faussement désaccordé peut céder soudainement la place à un espace saturé d’électricité. Ça gargouille, ça gratte, ça cliquète, ça siffle, ça chante, ça rit, ça vit… ça joue ! Dans une récente interview, Roberto Negro, héritier de Debussy tout autant que de Michel Petrucciani ou Lennie Tristano, explique le pourquoi et surtout le comment de son piano préparé, source de mille et une chausse-trapes : « Dans l’esprit de Cage, je prépare : écrous, bouchons, gommes, pailles, fourchettes, pinces à linge, vis, baguettes de restos chinois, métal, caoutchouc, plastique et un raton laveur entre les cordes du piano. Chercher la multiplicité des timbres, que ça sonne rugueux, précis, foutraque… » Tout cela est très clair, au moins sur le papier, le ciseau fera le reste. Et que dire, une fois encore, d’un Émile Parisien qui passe d’un phrasé romantique à un déchirement à grande vitesse, son saxophone semblant aux prises avec une hallucination ? Celui-là, je n’ai pas manqué de vous le dire, est un grand, une pièce essentielle dans l’histoire déjà féconde du jazz contemporain. Écoutez « Telex » ou « Neunzehn » et vous m’en direz des nouvelles…
Vous ne parviendrez pas à ranger Papier Ciseau dans une quelconque boîte. Parce que Roberto Negro et sa bande, mine de rien, inventent leur monde bien à eux. Ils ne sont pas si nombreux les démiurges malicieux d’une création ex-nihilo, petits lutins traversant à courtes et rapides enjambées un univers tonique, tendre et original qu’ils ont modelé avec gourmandise. Bref, ce disque est non seulement le plus passionnant qu’ait produit Roberto Negro à ce jour, mais il est sans nul doute l’un de ceux dont les richesses vous feront comprendre très vite que le temps parlera pour lui. En bien, évidemment !
Les musiciens : Roberto Negro (piano, claviers, électronique) ; Émile Parisien (saxophone) ; Valentin Ceccaldi (basse) ; Michele Rabbia (percussions, électronique).
Les titres : Lime | Odile | Toot | Apotheke | Telex | Neunzehn | Missa | Solarels.
Label : Label Bleu